Les boîtes de conserve sont à la mode. Cette phrase, qui paraît sans doute étrange en France, ne l’est pas au Japon. Depuis dix ans environ, les livres de recettes autour des produits conditionnés en boîtes de conserve prolifèrent et les producteurs se disputent âprement pour éditer la nouvelle gamme originale qui leur fera gagner la faveur des consommateurs. La première particularité de cette mode, c’est l’apparition de la boîte de conserve de luxe, par laquelle l’image des boîtes de conserve se trouve complètement rénovée.
La Kokubu, une société qui existe depuis plus de trois cents ans (à l’époque de sa fondation elle produisait de la sauce de soja – déjà un produit de conservation – et qui vend des boîtes de conserve depuis 130 ans) propose depuis six ans sa gamme « kantsuma » (de kan, boîte de conserve et tsuma, abréviation de tsumami, grignotage). Aujourd’hui la gamme compte plus de 80 références, et les ventes ont été multipliées par dix depuis, d’un million six cent mille euros à quinze millions deux cents mille euros aujourd’hui.
Cette société a fait partie des précurseurs de la vogue des boîtes de conserve de luxe en ouvrant une boutique spécialisée de boîtes de conserve (www.roji-nhb.jp). Ici, certaines boîtes coûtent jusqu’à 80 euros (abalones, pinces de crabes ou ailerons de requin). La plupart restent néanmoins à un prix allant de 3,50 euros à 15 euros. Le renouvellement de l’image des boîtes de conserve doit aussi beaucoup au design des boîtes et à l’invention de recettes originales. On trouve par exemple dans cette gamme du ragoût épicé de biche, un ragoût de bœuf à la sauce balsamique, de l’agneau cuit aux herbes, des oursins, des huîtres au citron et poivre noir, des anguilles, des coquilles saint-jacques marinées à la sauce de soja, du fugu mariné, du homard mariné, des cœurs de poulet fumés, du hareng fumé… Les fruits en compote mettent leur terroir en avant (tous les produits sont issus de la meilleure provenance).
« La première particularité de cette mode, c’est l’apparition de la boîte de conserve de luxe, par laquelle l’image des boîtes de conserve se trouve complètement rénovée. »
La marque Meidi-ya®, réputée pour ses produits d’épicerie fine, a lancé depuis deux ans la collection Oishii kanzume (Les boîtes de conserve délicieuses), des recettes « prêtes à consommer », pour ajouter un mets de plus au repas, ou pour servir en apéritif. Une quarantaine de numéros figurent dans cette collection : langue de boeuf en sauce demi-grasse, joue de boeuf au vin rouge, porc à la vapeur et poivre blanc, poulet fumé, maquereau fumé et mariné, petits lançons marinés à l’huile de sésame, coquilles saint-jacques au beurre et sauce de soja… Chacun coûte autour de 4-5 euros. La deuxième particularité, c’est la diversification des produits. Commencent vraiment à apparaître des contenus originaux jamais vus auparavant dans le commerce.
La société Maruha Nichiro® poursuit cette mode en inventant la collection Casa de Bar, constituée de produits espagnols (ahijo de champignons et poulet, aspic de canard) et une autre collection Ajian aji (Goûts d’Asie) avec des boîtes de poulet tandoori, poulet kebab… Les boîtes coûtent entre 1,50 et 3 euros pièce.
Les douceurs n’y manquent pas. Les Japonais connaissaient déjà les yôkan en boîte, s’y ajoutent maintenant les gâteaux au fromage, au thé matcha, au chocolat… La particularité de cette ligne réside dans le fait que le gâteau n’est pas seulement mis en boîte (auquel cas, cela ne remplirait pas la définition de la « boîte de conserve »), mais que la pâte de gâteau est mise crue en boîte et cuit lors du processus de pasteurisation. Une marque fait même des desserts thaïlandais, et propose également une gamme de currys.
La diversification des boîtes de conserve fait une grande part aux boîtes « terroirs ». Chaque région, que ce soit à destination des touristes ou pour mettre en avant leurs produits ou leurs plats régionaux, se met à commercialiser des boîtes de conserve, un peu comme nous avions, il y a quelques années, la mode des bières artisanales. Ainsi, à Sapporo, au nord du Japon, on trouvera une boîte de cœur de saumon, de la baleine dans une autre région, du taco rice à Okinawa (une variation de tacos, pour accompagner le riz en sauce), divers champignons ou herbes de montagne dont seuls les locaux connaissent les noms… Certains lycées techniques de la mer commercialisent même leurs propres conserves à partir des produits de la mer, et l’on peut se les procurer dans les aires de service des autoroutes ou lors des fêtes votives de leur région.
DES BARS À CONSERVE
La troisième particularité de cette mode, c’est l’apparition des « bars à boîtes de conserve ». En Espagne, où existent des produits de bonne qualité en boîte de conserve, on peut souvent goûter ces
produits dans des bars. Reprenant ce mode de consommation, un restaurant espagnol étoilé a ouvert cette année une annexe sous forme de bar à boîtes de conserve espagnoles, Oga Bar, dans un beau décor de manoir espagnol, au coeur de Shinjuku, à Tokyo. On peut acheter les boîtes, mais surtout, bien évidemment, les consommer sur place : le contenu vous sera réchauffé enfonction du produit et servi sur une assiette, le cas échéant avec des sauces.
Le prix n’est pas celui que vous imaginez pour une « boîte de conserve », puisqu’un plat est servi entre 6-20 euros. Mais on pourra y goûter des oursins, du poulpe, des petits calamars, des anchois de première qualité ou de la ventrèche de thon, accompagnés de vins espagnols ou de Jerez… Il y a de quoi se changer des idées reçues.
Une chaîne de bars à boîtes de conserve existe aussi et déjà presque cinquante bars de ce type ont ouvert dans plusieurs régions du Japon, ils servent différents types d’alcool (surtout riches en whisky et en cocktails) et plus de 300 sortes de boîtes en provenance du monde entier. Ils proposent également leurs boîtes originales comme des omelettes à la kyôtoïte ou des boulettes de poulpe en boîte (!)
À Ginza, quartier huppé de Tokyo réputé pour ses bars, se trouve un petit bar, le Rock fish. Ce n’est pas un bar à boîtes de conserve à proprement parler, mais le sommelier, Kazunari Maguchi – qui a bâti sa réputation autour de son Highball, un cocktail populaire à base de whisky – est lui-même excellent cuisinier, plein d’idées de petits plats pour aller avec les boissons.
Il met justement en avant ce côté cosy et relax de bar qui n’existait pas dans ce quartier et, pour ce faire, invente de nombreuses recettes à base de boîtes de conserve, qu’il sert parfois directement dans la boîte.
Ce côté contrasté (bar chic dans un quartier chic qui sert des boîtes de conserve et des petits plats gentils avec des idées malignes) connaît un franc succès. Il est maintenant l’un des défenseurs des plats à base de boîtes de conserve et, à ce titre, publie des livres de recettes et anime des événements sur ce thème.
“Avec ces boîtes « de luxe », on peut boire et s’amuser entre amis à la maison, elles amènent avec elles des sujets amusants à l’heure de l’apéro. Cela convient aussi au mode de consommation japonaise du otsumami (picorage, plusieurs petits plats accompagnant les boissons). Les portions de boîtes de conserve conviennent parfaitement à cette pratique, tout comme en Espagne où la tradition des tapas a très probablement contribué à la richesse de la culture autour des boîtes de conserve.”
Mais pourquoi tant d’engouement pour ces petites boîtes de rien du tout ? D’abord, on peut relever que, contrairement à ce que suggèrent au premier abord ces prix relativement élevés par rapport au tout-venant de la boîte de conserve, cette vogue de la conserve de luxe est bien l’enfant de la récession et d’une société fermée. Certes ces produits coûtent plus chers, mais le prix moyen n’est pas exorbitant non plus, surtout si on pense que celles des marques les plus connues s’offrent facilement en cadeau. Avec la récession, les gens sortent moins, c’est ainsi qu’au début de la crise était déjà apparue la mode du « standing bar », qui permet de sortir en dépensant moins. La mode de la boîte de conserve est sans doute une prolongation de ce mouvement : avec ces boîtes « de luxe », on peut boire et s’amuser entre amis à la maison, elles amènent avec elles des sujets amusants à l’heure de l’apéro. Cela convient aussi au mode de consommation japonaise du otsumami (picorage, plusieurs petits plats accompagnant les boissons). Les portions de boîtes de conserve conviennent parfaitement à cette pratique, tout comme en Espagne où la tradition des tapas a très probablement contribué à la richesse de la culture autour des boîtes de conserve.
Pareil pour les boîtes de conserve de terroir, elles sont un moyen de promouvoir les spécialités de la région pour un coût moindre (les boîtes de conserve peuvent être fabriquées en petites quantités), il est facile d’en acheter lors d’un voyage ou d’un déplacement, c’est ludique, c’est comme un jouet qui fera plaisir à tout le monde avec des moyens pas compliqués.
Il peut y avoir une autre raison, plus spécifique au Japon celle-ci peut-être, pour expliquer le rapport de familiarité que nous avons avec les boîtes de conserve. Contrairement à certains pays où les boîtes de conserve restent cantonnées à des rôles de produits de substitution, de pénurie alimentaire du temps de la guerre et de rationnement, au Japon – bien qu’elles aient toujours été évidemment des produits populaires – elles n’ont jamais eu à subir cette image négative.
Du fait d’une part de la spécificité géographique de l’archipel japonais, de nombreuses régions produisaient déjà leurs boîtes de conserve de produits de la mer, le lien de sympathie avec les richesses de leur mer était déjà réel. Certaines fabriques de taille réduite produisent depuis toujours des boîtes de conserve « édition limitée », non pas dans l’objectif d’en faire des millésimes, mais parce qu’à telle saison la pêche de tel ou tel poisson avait été bonne, les boîtes de conserve en témoignent. De quoi changer le rapport du consommateur avec la conserve en boîte : non pas un simple moyen de conservation, mais d’abord une méthode pour garder les produits de bonne qualité.
DES BOÎTES QUI SAUVENT
Également pays de catastrophes naturelles, le Japon a toujours considéré les oîtes de conserve comme « les boîtes qui sauvent ». Si chaque foyer garde un certain nombre de boîtes de conserve en stock, ce n’est pas « au cas où on ne trouve rien dans la cuisine », mais en cas de catastrophe. Sans parler des grandes catastrophes séculaires, le banal typhon, comme il y en a tous les ans, suffit pour nous empêcher de sortir pendant plusieurs jours : ces jours-là, c’est dîner aux boîtes de conserve ! Nous avons tous un souvenir pas forcément négatif de ces nuits de coupure de courant à cause de typhons, où la famille se réunit autour de boîtes de conserve à la lumière des lampes de fortune, elles-mêmes parfois réalisées avec des boîtes de conserve (faites un trou dans une boîte de conserve de thon à l’huile par exemple, passez un lambeau de tissu de coton tordu en mèche, et vous avez une véritable lampe à huile !).
Les fabricants sont aussi conscients de ce côté « SOS boîte de conserve ». Le fabricant de gâteaux en boîte de conserve dont nous avons parlé raconte qu’il en a eu l’idée en pensant à un cas de catastrophe : pouvoir manger des choses sucrées apaiserait certainement les sinistrés. Un fabricant de pain, après une expérience douloureuse de pains qu’il avait offerts et qu’il n’avait pas pu livrer à temps jusqu’aux sinistrés, a développé un concept de « pain en conserve ». Aujourd’hui son activité s’est élargie aux pays en difficulté alimentaire (www.panakimoto.com/kyucancho/index.html). Il est intéressant de noter, pour finir, que pour réussir cette évolution de l’image des boîtes de conserve, les fabricants ont eu recours à l’image de la cuisine « hautement placée » par excellence pour les Japonais : la cuisine occidentale. Les ragoûts au vin rouge, ahijos, marinades, fumés… De quoi justifier au-delà du contestable ce statut de boîtes de conserve de luxe.
“Faites un trou dans une boîte de conserve de thon à l’huile par exemple, passez un lambeau de tissu de coton tordu en mèche, et vous avez une véritable lampe à huile !”
Celles qui ont succédé à cette première étape ont démontré qu’il était possible de changer l’image par un autre biais : les voyages. Les goûts exotiques dans les pays d’Asie de l’est et du sud-est, l’Inde… une fois que les boîtes de conserve ont cessé d’être un produit de substitution, elles font « envie » parce qu’elles font voyager, elles sont synonymes d’amusement, de découverte,
on pense aux lycéens qui les fabriquent, on se voit en imagination dans telle région où on n’est jamais allé… Alors les boîtes de conserve peuvent être un « véhicule » à transmettre les goûts et les imaginations.