L
es conserves, tant manufacturées que faites maison, se trouvent au cœur d’un riche système de don, de contre-don, de recevoir et de rendre. En donnant des conserves, une symbolique complexe du « donner à manger » se met en place. Premiers résultats d’une enquête ethnographique sur l’imaginaire des placards en cuisine.
«Chaque fois que je vais la voir, ma grand-mère trouve le moyen de me donner des conserves ». C’est Paul, étudiant de 23 ans qui parle. Sa grand-mère, qui habite en ville et qui entretient un jardin potager, lui offre, à chacune de ses visites, des pots de haricots verts, de coulis de tomates et de ratatouille. Il ajoute, qu’elle « pense que je ne prends pas le temps de me faire à manger et que c’est bien d’avoir quelques conserves de la maison, pour améliorer mon quotidien ». Il utilise ces conserves comme une solution, une aide de cuisine, surtout quand il partage un repas avec des amis. À la question, est-ce que ces conserves sont juste à manger ou ont-elles une autre valeur ? Il précise « ben non, c’est de chez moi, ce que j’ai toujours mangé en vacances chez ma grand-mère, les légumes du jardin ».
Pots de confiture maison, petits pâtés appertisés, légumes au naturel ou plus ou moins cuisinés, viandes de porc ou de canard confites et stérilisées, les conserves maison se trouvent, comme le montre cet exemple, au centre d’une circulation tant matérielle que symbolique entre les différentes générations d’une même famille. Nous avons tous plus ou moins connu cela, ces cadeaux, ces dons alimentaires, préparés et donnés lors de visites à des parents, des grands-parents.
Comme s’il était dit, mais pas forcément verbalisé, « merci de m’avoir rendu visite et de me témoigner de l’affection, en échange je te donne, ce qui me fait, me construit et que j’ai élaboré pour toi, de la nourriture. Mais pas n’importe laquelle dans ce cas-là, celle qui émane, qui est le fruit de la maison, de ton origine ».
Car les conserves se trouvent au cœur d’une représentation de la famille et de son « manger », ce qu’elle fabrique et à qui elle donne de la valeur à partager ensemble. Mireille, travailleuse sociale, dit des conserves de chez elle, de chez ses parents : « J’ai toujours vu mes parents, en hiver, faire des confits et en été des conserves de légumes. Ces conserves sont importantes parce qu’elles sont dans l’histoire familiale. J’ai toujours vu ma mère, quand elle n’avait pas le temps, préparer à manger en utilisant des confits maison accompagnés de frites ».
Ainsi, les conserves maison prennent une valeur, certes gustative et nutritionnelle, car elles sont le fruit de ce que l’on sait, que l’on maîtrise et que l’on connaît par l’habitude tant culturelle de son origine que par la proximité affective de ceux qui les ont réalisées, mais aussi une forte valeur symbolique de don et contre-don au sein de cette famille.
Ces conserves (…) sont porteuses aussi d’une forte valeur travail, car pour les réaliser, il faut cultiver, élever ou choisir précisément à qui on achète la matière première.
Un accord tacite, toujours efficient en ce début de vingt-et-unième siècle où, au sein de la famille, s’échangent produits alimentaires de réserve, affection, sentiments, rencontres et liens sensibles. La phrase de Mireille, « elles sont l’histoire familiale », fait de ces conserves des produits exceptionnels, car représentant les nourritures qui constituent, qui fabriquent la famille. Il faut certainement voir dans cette plus-value, la confiance totale accordée à l’alimentation de la « maman », celle qui vous a permis de grandir, de vous faire.
Et la grand-mère de Paul prolonge le lien qui les unit par la nourriture qu’elle « cuisine », qu’elle « culture », comme le gage de la non-rupture de ce lien. D’ailleurs, Paul en parlant de ses amis – personnes avec lesquelles il entretient une relation affective et de confiance – dit qu’il leur donne à manger ces conserves, leur témoignant toute l’importance qu’il leur accorde en offrant en partage cette part alimentaire très personnelle et intime.
Ces conserves familiales, parfois inconsciemment, représentent bien plus que de la nourriture, et qu’une simple aide à l’absence de temps ou de technicité en cuisine. Elles sont porteuses aussi d’une forte valeur travail, car pour les réaliser, il faut cultiver, élever ou choisir précisément à qui on achète la matière première.
Elles demandent du temps de préparation et de stérilisation et mobilisent argent, connaissance et savoir-faire. En annonçant « c’est ma grand-mère » ou « ma mère » qui a fait ces conserves, il est donné à entendre l’intime et le profondément domestique de la maison familiale, mais aussi le goût de la maisonnée, sa compétence à cuisiner pour l’avenir, et une certaine réussite et place sociale en montrant son travail, son unité et sa stabilité. L’ensemble de ces valeurs est conforté par la technique de la stérilisation en pots de verre ou, pour le Sud-Ouest, en boîte métal, car celle-ci par sa stabilité permet d’arrêter dans une certaine mesure le temps tout en « enfermant » toute l’efficacité culturelle de la famille.
La congélation s’il est un système efficace de mise en réserve, est beaucoup moins facile à transporter et sort pour cela du système de circulation que permet l’appertisation.
Un autre système de conservation qui s’est répandu dans les années soixante-dix (1), ne recouvre pas les mêmes éléments symboliques.
Si la congélation domestique a pris une part importante pour mettre en réserve des produits alimentaires en milieu rural ou périurbain, elle demande moins d’effort, moins d’investissement culturel et se trouve dépossédée de cette part de savoirs et d’affectif. Enfin, la congélation s’il est un système efficace de mise en réserve, est beaucoup moins facile à transporter et sort pour cela du système de circulation que permet l’appertisation.
Car confitures, charcuteries sèches et surtout conserves stérilisées sont avant tout transportables aisément, comme si nous pouvions emporter, sans grande difficulté, une part de nous-mêmes et de nos proches où que nous allions.
Mais les longs entretiens qui nous ont été accordés de recueillir sur ce que représentent les conserves nous donnent à percevoir un glissement riche d’enseignements autour de cette notion de dons. Kevin, jeune salarié, nous parle avec un certain regret des conserves maison de ses parents, récemment retraités et qui ont abandonné la production de légumes au jardin : « avant ma mère faisait des sauces tomate en bocaux. Elle a arrêté. C’est dommage ». En le questionnant, il nous dit plus loin « c’est marrant, mais quand ils viennent me voir (les parents), elle ne peut pas s’empêcher de me faire des courses.
Et il y a toujours des conserves. « Des trucs un peu rares, bons ». Dans ces courses-dons, sa maman n’oublie pas de mettre de « belles » boîtes de cassoulet ou de confit « artisanales », de « jolies » boîtes de sardines à l’huile, ou encore des bocaux où les légumes sont « bien rangés ». Par ce geste, les conserves manufacturées se trouvent investies, ou du moins par leurs côtés « rares, bons, belles, jolies, bien rangées », d’un supplément de valeurs. Toute cette charge de la conserve familiale, symbolique propre à l’imaginaire de la production domestique, glisse, par simple don, dans les produits achetés et provenant de l’industrie.
Comme si la différence essentielle entre conserve maison et conserve manufacturée n’était pas tant dans le contenu mais dans le système de circulation, en devenant cadeau, fait entre membres d’une même famille.
Ainsi, dans ce glissement de représentation culturelle, la barrière technique, de quantité, et d’industrialisation se trouve abolie par le simple jeu de la prise en charge par la mère d’un cadeau alimentaire fait à son fils.
Ne nous y trompons pas, cette valeur symbolique, dans le don, n’est certainement pas étrangère dans le fait que les conserves de légumes, de viandes, de poissons, de plats préparés et de condiments représentent la majorité des dons faits par les particuliers et les entreprises agro-alimentaires de la conserve aux banques alimentaires et aux associations caritatives d’aide aux personnes en situation de précarité.
Ce ne sont plus seulement les seuls produits alimentaires, qu’ils proviennent de la sphère domestique ou de l’univers de l’industrie, qui se trouvent au cœur de cette circulation de denrées. Par leur performance et leur stabilité, les conserves appertisées, en arrêtant le temps et en mettant à disposition – quand le mangeur le désire – leur contenu, mobilise tout un ensemble d’intérêts et de nuances symboliques que leur procure le fait d’être un don. Au cœur de cette circulation, elles sont une part de nous-mêmes, chargées de notions plus immatérielles que seul en la donnant nous pouvons lui donner ou lui trouver.
Le don est aussi du savoir qui se fait dans le cadre familial par les explications pour l’utilisation des conserves.
En guise de conclusion de cette approche rapide de la notion du don des conserves, nous citerons à nouveau Mireille qui, dans son travail auprès de populations en grande difficulté, cherche à les rassurer et tisser à nouveau les liens de la transmission pour ré-apprendre à cuisiner. Pour elle, « le don est aussi du savoir qui se fait dans le cadre familial par les explications pour l’utilisation des conserves. Ces explications, qui sont rarement des recettes mais bien plus des tours de main, des manières de faire, données avec tendresse, affection et sensibilité, existent peu, même pas du tout dans le cadre du don alimentaire. Ce qui est indiqué sur une boîte de conserve n’est bien souvent que technique, désincarné. Pourtant, quand je vois une conserve manufacturée, je vois tous les efforts de travail qu’il y a derrière. Le travail de l’agriculteur et du conserveur n’est pas valorisé à sa juste valeur car ils font aussi partis du don, même quand nous achetons la conserve ».
(1) Trognon Alain. Bocaux hier, congélateur aujourd’hui, in : Économie et statistique, n°116, Novembre 1979, et Clément A., Lagoutte C. L’autoconsommation de produits alimentaires dans les Combrailles d’Auvergne (région de St-Gervais), in: Économie rurale. N°176, 1986. pp. 45–46.)
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Par Éric Roux