N
icolas Appert est mort le 1er juin 1841 à l’âge de quatre-vingt-onze ans, veuf et sans argent, après avoir mis au point l’une des plus importantes inventions de l’histoire.
Entretien posthume avec un bienfaiteur de l’humanité.
Aujourd’hui, rares sont ceux qui se souviennent de la vie et de l’œuvre de Nicolas Appert. Pourtant, ses travaux ont profondément influencé notre quotidien alimentaire. Parvenu à mettre au point une méthode de conservation des aliments qui porte son nom, « l’appertisation », il est à l’origine de l’industrie de la conserve !
MONSIEUR APPERT, VOTRE INTÉRÊT POUR LA CONSERVATION DES ALIMENTS EST-ELLE LA SUITE LOGIQUE DE VOTRE PARCOURS DANS LES MÉTIERS DE BOUCHE ?
Effectivement, mon destin est très lié à l’alimentation. Je suis né le 17 novembre 1749 à Châlons-sur-Marne dans une famille de « métier de bouche ». Mon père étant aubergiste à l’enseigne du Cheval Blanc puis à l’hôtel du Palais-Royal, j’ai passé une partie de mon enfance dans des odeurs de cuisine ! C’est avec lui que j’ai appris les bases du métier, puis je me suis dirigé vers la spécialité de cuisinier-confiseur. J’ai pris mon envol en lançant une brasserie dans ma ville natale, un véritable échec certes, mais je n’ai eu de cesse de persévérer. Pour me perfectionner, je suis parti en Allemagne dès 1772, en tant qu’officier de bouche du Duc de Deux Ponts, Christian IV, puis de la duchesse de Forbach. On était bien loin de mon auberge familiale… Je faisais partie d’une énorme brigade, j’étais noyé parmi le personnel et je voyais chaque jour un flot d’aliments pénétrer dans la cuisine. Nous étions donc sans cesse préoccupés par le souci de servir des produits frais, d’offrir des légumes et des fruits hors saison, véritable gage de luxe. Je suis resté en Allemagne jusqu’à mes 34 ans, avant de revenir en France durant les prémices de la Révolution. J’ai alors ouvert ma première boutique, une confiserie, en 1784, à l’enseigne de La Renommée au 47 rue des Lombards, à Paris (en bordure du Marais actuel). La fabrication de bonbons, véritables conserves au sucre, m’a fait songer à une méthode qui permettrait de conserver des aliments considérés comme périssables, comme le lait, la viande, les légumes verts, les fruits… J’ai donc commencé à réfléchir inlassablement à une technique de conservation afin de préserver la qualité et la saveur des aliments. D’autant plus qu’à cette période le gouvernement napoléonien offrait un prix de 12 000 francs à qui trouverait le moyen de préserver le ravitaillement des soldats et des marins.
JUSTEMENT, APRES AVOIR REMPORTÉ CE PRIX, VOUS AVEZ ÉTÉ HONORÉ DU TITRE SYMBOLIQUE DE « BIENFAITEUR DE L’HUMANITÉ » PAR LA SOCIÉTÉ D’ENCOURAGEMENT POUR L’INDUSTRIE NATIONALE EN 1822. PENSIEZ-VOUS AU FIL DE VOS RECHERCHES QUE VOS TRAVAUX SERVIRAIENT AUTANT LE BIEN COMMUN ?
Vous savez, je n’ai rien d’un savant salvateur ni d’un homme de science, mes expérimentations se sont juste avérées devenir des procédés utiles ! Ma découverte peut indéniablement améliorer les conditions des voyages en mer, car les viandes salées dont les équipages se nourrissaient semblaient être l’une des principales cause du scorbut avec les sels qui empêchent la fermentation des viandes, mais ma méthode fournira pour les voyages de longs cours une nourriture fraîche et salubre à bord des vaisseaux. Les gens de mer, dans leurs maladies, auront le bouillon et diverses boissons acidulées, des légumes, des fruits. Ils pourront donc jouir d’une foule de substances alimentaires et médicamenteuses.
Mais il faut souligner que ma technique de conservation peut profiter à d’autres domaines comme les hôpitaux et même l’économie domestique ! Je suis heureux d’envisager que j’ai facilité la vie de mes concitoyens en leur permettant d’avoir accès toute l’année et de savourer à leur aise des productions qui n’appartiennent qu’à une des parties de l’empire, sans craindre de les recevoir altérées par le transport et l’éloignement de la saison qui les a vu naître. Ces mêmes productions pourront d’ailleurs être exportées à de longues distances, en toutes saisons, afin de faire profiter à toutes les classes de la société de ces utiles ressources.
J’exploite un principe radicalement différent et unique, sans ajout de corps étranger, afin de ne dénaturer ni le goût ni le parfum des aliments, et de conserver les substances nutritives.
MAIS QUELLES SONT DONC LES CONDITIONS POUR QU’UN ALIMENT, ANIMAL OU VÉGÉTAL, GARDE SA FRAÎCHEUR PENDANT DES MOIS, VOIRE DES ANNÉES ?
Vous savez, conserver les substances végétales et animales dans le meilleur état possible – soit qui se rapproche le plus de celui où la nature nous les offre – a dernièrement beaucoup occupé la pharmacie, la chimie et la médecine. Différents moyens ont été employés, principalement la dessiccation et l’ajout de substances étrangères, mais de telles méthodes entraînent la perte de l’arôme et la destruction de la saveur. J’exploite donc un principe radicalement différent et unique, sans ajout de corps étranger, afin de ne dénaturer ni le goût ni le parfum des aliments, et de conserver les substances nutritives. Il y a tout de même deux points essentiels à respecter : la privation absolue du contact de l’air extérieur (celui qui se trouve à l’intérieur ne doit pas inquiéter parce qu’il est réduit à l’impuissance par l’action du feu) et l’application du calorique au bain-marie.
Ma méthode, fruit de mes nombreuses expériences pendant une dizaine d’années, peut donc se résumer en quatre étapes assez simples : on commence par renfermer dans des bouteilles ou bocaux les substances que l’on veut conserver. Puis nous bouchons ces différents vases avec la plus grande attention – il faut savoir que du bouchage dépend le succès car priver le plus rigoureusement possible du contact de l’air opère la parfaite conservation des produits avec leurs qualités naturelles. Par la suite, ces substances ainsi renfermées sont soumises à l’action de l’eau bouillante d’un bain-marie pendant plus ou moins de temps avant d’être finalement retirées du bain-marie au temps prescrit.
Prenez soin au choix de votre produit car de celui-ci dépend la réussite de l’opération.
GRIMOD DE LA REYNIERE A ÉCRIT DE VOS PETITS POIS EN CONSERVE QU’ILS SONT « AUSSI VERTS, AUSSI TENDRES, AUSSI SAVOUREUX ENFIN QUE CEUX QUE L’ON MANGE EN PLEINE SAISON», QUEL EST VOTRE SECRET ?
J’en suis flatté ! Pourtant ce n’est pas très compliqué de réaliser une bonne conserve de petits pois. Il suffit de prendre des pois moyens, récemment cueillis et fraîchement écossés. Prenez soin au choix de votre produit car de celui-ci dépend la réussite de l’opération. Faites-les cuire ensuite aux trois-quarts à grande eau peu salée. Égouttez-les puis étalez-les sur une serviette pour les laisser refroidir. Mettez-les ensuite en boîte, remplissez avec de l’eau bouillie refroidie, additionnée de 4 grammes de bicarbonate de soude ou sel de Vichy par litre. Soudez et donnez deux heures de cuisson au bain marie. C’est pour conserver les fruits que c’est un peu plus compliqué, car leurs sucs demandent une grande célérité dans l’application de la chaleur au bain-marie. Il ne faut pas attendre la parfaite maturité des fruits pour les conserver en entier ou en quartiers, parce qu’ils fondent au bain-marie. Par exemple pour les abricots, je les fais cueillir lorsqu’ils sont mûrs mais un peu fermes, lorsqu’en les serrant légèrement je sens entre les doigts le noyau se détacher.
EST-CE QUE CELA VEUT DIRE QUE TOUT LE MONDE PEUT RÉALISER SES PROPRES CONSERVES ?
Bien sûr : ma méthode est à la portée de tous ! Néanmoins, il est vrai que les moyens de chacun ne sont pas comparables à ceux que j’utilise dans l’atelier de ma conserverie, la première usine de conserve en France que j’ai ouverte à Massy… Dans mon ouvrage Le livre de tous les ménages ou l’art de conserver pendant plusieurs années toutes les substances animales et végétales, j’ai souhaité partager ma découverte pour qu’elle serve au bien-être des foyers. J’y explique comment conserver de nombreux aliments, des viandes, des fruits, des légumes, du lait, des plats cuisinés… Des produits que je commercialise d’ailleurs dans mon épicerie parisienne. De plus, les bouteilles et autres vases de toutes capacités, propres à la conservation des substances alimentaires n’exigeront que de petites dépenses à faire une fois. On pourra toujours s’en servir de nouveau, pourvu qu’on ait soin de les rincer, aussitôt qu’ils seront vides. Les bons bouchons, la ficelle, le fil de fer, ne sont pas onéreux !
ÉPILOGUE
Ne souhaitant pas prendre de brevet d’exclusivité pour sa découverte, Nicolas Appert se fit rapidement « copier » par les Anglais qui ont lancé sur le marché des boîtes de conserve en fer-blanc, moins onéreuses que le verre. Nicolas Appert mourut dans la misère le 1er juin 1841 à 91 ans, ne laissant pas même la somme nécessaire pour son enterrement, et son corps fut placé dans la fosse commune.
Près de 60 ans plus tard, Louis Pasteur mettra en évidence le principe scientifique de l’influence de la chaleur sur la qualité bactériologique d’un produit. Et il rendra honneur au découvreur dans ses écrits : « il est évident que je ne faisais que donner une application nouvelle à la méthode d’Appert, mais j’ignorais absolument qu’Appert eût songé longtemps avant moi à cette même application. »
Une médaille Nicolas Appert a été créée en 1941 par la section de Chicago de l’Institut of Food Technologists.
Elle est attribuée chaque année par un jury de savants à un chercheur américain en reconnaissance de l’ensemble de son œuvre au service du progrès de la technologie des produits alimentaires en général, et celle des conserves en particulier.
TÉMOIGNAGES
« Nous avons parlé avec assez de détails, dans notre troisième année, des fruits et des légumes en bouteille de M. Appert, pour nous dispenser d’y revenir aujourd’hui. Nous nous contenterons d’ajouter à ce que nous en avons dit, qu’au moyen de cette précieuse découverte, on naturalise le printemps et l’été, au milieu du plus rigoureux hiver ; que pour environ quarante sous, on mange au mois de février un plat de petits pois, que l’on peut hardiment faire passer pour des primeurs, et que par conséquent, grâce à M. Appert, ces quarante sous vous font l’honneur de cent écus ! Il prépare de la même manière des haricots verts, des haricots blancs, des fèves de marais, etc. qui ont la même saveur et le même coloris qu’en pleine saison, et des fruits tels qu’abricots, cerises, pêches, groseilles, qui conservent leur suc et leur parfum ; qui, mangés avec un peu de sucre, offrent un plat de dessert préférable à toutes les compotes, et même aux meilleures confitures, et avec lesquels on peut même faire des sirops, des eaux rafraîchissantes et des glaces ; découverte d’un prix inestimable, et dont on sent encore mieux tous les avantages dans les pays du Nord, et dans les voyages au long cours, qu’à Paris. On a essayé de contrefaire les légumes de M. Appert, mais l’on n’y a que très imparfaitement réussi, et nous en avons vu la raison dans notre précédent volume. Il sort de la même fabrique du bouillon de conserve qu’on peut garder, pendant plusieurs années, excellent, de même que les fruits et les légumes ; il suffit pour cela de tenir les bouteilles couchées et à l’abri de la chaleur ; enfin de très bon curaçao, et de l’extemporary, espèce de sirop de punch fort estimé. »
Grimod de La Reynière, l’Almanach des Gourmands, 4e année.
Il conserve avec la même industrie la viande, le gibier, la volaille, en sorte que, grâce à ses soins, on a son pot-au-feu en bouteille, aussi frais au bout de six mois, que le jour qu’on a tué le bœuf qui l’a fourni.
« Nous avons eu plus d’une fois occasion de parler, dans le cours de cet ouvrage, des légumes et des fruits que M. Appert a trouvé le moyen de conserver dans toute leur saveur et dans toute leur bonté, de manière à nous faire manger au mois de janvier des petits pois aussi délicieux que ceux qu’on récolte au mois de mai ; et dans le Carnaval, des abricots et des pêches, qui ne le cèdent guère à ceux de la canicule. La science de M. Appert consiste dans la préparation qu’il fait subir aux diverses productions tant végétales qu’animales, qu’il conserve ainsi ; car il est bien prouvé qu’il n’y mêle absolument aucune autre substance. Nous disons tant animales que végétales, parce qu’on n’a point oublié, sans doute, qu’il conserve avec la même industrie la viande, le gibier, la volaille, en sorte que, grâce à ses soins, on a son pot-au-feu en bouteille, aussi frais au bout de six mois, que le jour qu’on a tué le bœuf qui l’a fourni ; il suffit de le mettre sur le feu après l’avoir tiré de sa prison, et en moins d’une heure, vous avez un excellent potage, et un bouilli très succulent. Il en est de même des entrées et du rôti ; un salmi de perdreaux, une fricassée de poulets, sont de même par lui mis en bouteille ; et lorsqu’on veut les manger, ils sont accommodés en un instant. Enfin, le lait, qui est la substance animale la plus difficile à conserver ; le lait qui s’aigrit d’un jour, souvent d’une heure à l’autre, le lait enfin, que le plus léger changement dans l’atmosphère suffit pour faire tourner, en opérant la séparation de ses parties caseuses et butineuses, M. Appert le conserve tout aussi facilement que le bouillon, et nous avons, grâce à lui, pris d’excellent café au lait depuis un an en bouteille.
De tels prodiges seront rangés dans la classe des contes de fées, s’ils n’avaient pas cent mille témoins, s’ils ne se passaient point sous nos yeux ; enfin, s’il n’était point libre à chacun de s’en convaincre en envoyant rue du Four-Saint-Honoré, n° 12, chercher chez M. Appert, une bouteille de légumes, de fruits, de lait, de bouillon, de bœuf, ou de perdreaux, à un prix très modique. Qui ne croirait qu’une semblable découverte a excité en France la plus grande admiration, et qu’elle a valu à son auteur des encouragements et des récompenses de la part de l’autorité ? Il n’a au contraire rencontré de toutes parts que des obstacles, et il a fallu toute la force d’esprit et toute l’activité dont M. Appert est doué, pour parvenir à les surmonter.
Il a très bien senti que la consommation qu’on fait à Paris de ses diverses préparations, ne suffisait point pour alimenter son immense fabrique ; que le Nord seul et la marine pouvaient en consommer les produits. Le Nord étant fermé par la guerre, il a donc fallu se tourner entièrement du côté de la marine, et chercher à lui faire adopter, pour les voyages de long cours, l’usage de ses fruits, légumes, lait, bouillon, et viandes de toute espèce, objets d’un prix inappréciable en mer.
Pour y parvenir, il a profité de la saison de l’hiver, pendant laquelle sa fabrique est inactive, pour visiter nos principaux ports de mer sur l’Océan. Muni de lettres de recommandations (car il en faut toujours, même à l’homme le plus habile), il s’est rendu successivement à Nantes, à Brest, à Rochefort, à La Rochelle, à Bordeaux, etc. et là s’adressant aux autorités compétentes, muni d’échantillons de toutes ses préparations, il en a provoqué l’examen le plus rigoureux, et tous les essais qui pouvaient en constater le mérite ou les défectuosités.
Ces expériences ont eu lieu avec la plus grande sévérité et la plus grande publicité. Des bouteilles de pois, de fruits, de bouillon, de gibier et de lait, sont demeurées pendant six mois dans des vaisseaux en rade (à défaut d’embarcations, nulles dans les circonstances actuelles) : examinées ensuite, on a reconnu que rien n’avait souffert, et que ce qu’elles renfermaient, était aussi sain, aussi bon, que le produit d’autres bouteilles prises à terre dans ses dépôts. Tous ces faits constatés par des procès-verbaux authentiques, ne laissent plus le moindre doute sur l’excellence des procédés de M. Appert, et achèvent de prouver que ce n’est point en vain que nous avons dit qu’un dîner préparé par lui à Paris, pourrait être mangé aux Grandes-Indes et trouvé excellent. »
Grimod de La Reynière, l’Almanach des Gourmands, 4e année.
« Les conserves sont une grande et précieuse ressource pour la marine et l’armée, ainsi que pour l’économie domestique. […] Avant de renfermer une substance alimentaire quelconque, M. Appert la fait soumettre à la chaleur du bain-marie. Le calorique en sépare l’eau de végétation qui, restant dans les bouteilles, devient un jus excellent ». Et d’ajouter d’une plume facétieuse : “La conservation des aliments paraît toujours beaucoup plus moderne que celle des corps !” ».
Alexandre Dumas, Grand Dictionnaire de cuisine.
« M. Appert a trouvé l’art de fixer les saisons : chez lui le printemps, l’été, l’automne vivent en bouteille, semblables à ces plantes délicates que le jardinier protège sous un dôme de verre contre l’intempérie des saisons. »
Le Courier de l’Europe du 18 février 1809.
–
Par Aurane Galopin